MORTS DE SOIF

Avant que le destin ne statue sur mon sort,
Je veux conter à tous quel drame se déroule ;
Comment mon petit bourg est frappé par la mort,
Comment, autour de moi, tout le monde s’écroule.
Que le lecteur esthète épris de perfection
Me pardonne ces vers écrits en grande hâte ;
Me trouvant dans le feu d’une terrible action,
Qu’on m’excuse ici, là, la rime maladroite.

*

Des enfants de chez nous, ils étaient deux ou trois,
Rentrèrent au village en sueur, au pas de course,
S’écriant tout ravis que, promenant au bois,
Ils avaient découvert une nouvelle source.
Le liquide incolore ici se faisant rare,
Les villageois armés de cruches et de seaux
Coururent recueillir, comme l’or un avare,
Se battant presque, un peu de ces précieuses eaux.
Moi, je faisais partie, avec une centaine
D’autres fous, marginaux, casaniers, trouble-fêtes,
De ceux qui, n’allant pas boire à cette fontaine,
Furent moqués, raillés, par ce troupeau de bêtes.
Souvent, le solitaire, ou bien qu’il soit méfiant,
Ou bien juste timide, en délaissant le groupe,
Fuyant l’effet de foule, est appelé déviant
Et accusé du mal qui gangrène la troupe,
Mais en ce triste jour, nous avions eu raison
De rester à l’écart, de cracher dans la soupe,
Car l’eau était souillée d’un sinistre poison
Et c’était de la mort qu’ils buvaient à la coupe.

Les symptômes premiers furent les tremblements
Dans les doigts, dans les mains, enfin dans chaque membre.
Ensuite, les nausées et les vomissements,
D’abord fluides et clairs, puis épais, couleur d’ambre.
Alors que le soleil déjà redescendait,
Le médecin, troublé, disait n’y rien comprendre,
Et l’état des souffrants toujours se dégradait ;
Alités, convulsant, le teint blanc à gris cendre,
Leurs os apparaissaient de plus en plus saillants,
Sur leur peau fleurissaient diverses plaies et cloques ;
Ils se décomposaient. Ils pourrissaient vivants.

Lorsque le soir tomba, on alluma des torches,
Des lampes, des bougies, et on les suspendit
Devant chez les souffrants, aux fenêtres, aux porches,
Pour guider le docteur dans la ville obscurcie
Vers les logis de ceux dont, résistante, l’âme
Ne semblait pas vouloir abandonner le corps,
Et quand on éteignait d’une maison la flamme
C’est qu’elle n’abritait en son sein que des morts.
Le médecin courait dans l’ombre et la poussière
De foyer en foyer, comme un fou, sans répit,
Les habits maculés de sang, de pus, de terre,
Bien seul face à un mal que nul soin ne guérit.
Et moi, à la fenêtre, aux heures solitaires
J’étais resté debout, le sommeil m’ayant fuit,
Jusqu’au petit matin, fixant les luminaires
Qui s’étaient, un à un, tous éteints dans la nuit.
Je remerciais le sort de ne m’avoir jamais
Fait rencontré de femme et donné fils ou fille
Pour pouvoir un beau jour faucher ceux que j’aimais,
Me laissant une tombe en guise de famille.

Lorsque le bleu du ciel vint remplacer le noir,
On tint une assemblée au centre du village,
Désemparés, perdus, nous pinçant pour savoir
Si tout cela n’était qu’un sordide mirage.
Hélas, nous dûmes bien nous rendre à la raison :
L’horreur dépassait nos cauchemars les plus sombres ;
Et, quand il fut midi, on vida les maisons,
On se mit à porter les cadavres aux tombes.
Meurtris et épuisés, manquant tous de sommeil,
Nous montions hors sentier, coupant en droite ligne
Vers le vieux cimetière envahi de soleil
Qui surplombait le bourg du haut d’une colline.
Quand ils n’en pouvaient plus, quand ils étaient à plat,
Certains se détachaient de notre petit nombre
Et, sous l’arbre isolé qui avait poussé là,
Ils allaient s’allonger une minute à l’ombre.
Pour la première fois nous étions moins nombreux
À porter les cercueils que les cercueils eux-mêmes.
Nous faisions des allers, des retours, ténébreux ;
Nous portions, silencieux, et les visages blêmes.
Quand on eut déposé les derniers des défunts,
Des uns les corps entiers et des autres les restes,
Le prêtre n’étant plus, nous fûmes quelques uns
À prodiguer les mots, les signes et les gestes
Qu’on fait à l’habitude. Et puis on enterra
Ceux qu’on connaissait en leur tombe respective.
Les autres, pauvres d’eux, sans proche, on les serra
Dans un immense trou. La douleur était vive.

Le jour se retirait du petit cimetière.
Nous allions repartir dans le soir silencieux
Quand le vent se leva, fit frissonner le lierre,
Et qu’un nuage noir vint assombrir les lieux.
Alors, un peu inquiets de l’orage approchant,
Et voyant les oiseaux fuir la cime de l’arbre,
Nous pressâmes le pas. Lorsque, dans le couchant,
On entendit gratter sous les dalles de marbre.
On entendit gémir dans les fosses communes,
Bien que bénies cent fois et couvertes de runes !
Nous ne pouvions saisir d’où venait notre erreur,
Tous autant accablés par l’indicible horreur.
Nous avions pourtant dit l’ensemble des prières
Qui assurent aux morts le repos éternel,
Et mis entre leurs dents douze petites pierres
Gravées comme l’exige un ancien rituel.

L’éclair creva le ciel, et puis… les trombes d’eau.

On vit au même instant s’effondrer le tombeau,
S’abîmer le caveau et, comme en l’eau le sucre,
Se dissoudre la pierre et fondre le sépulcre.
De la terre ameublie on vit surgir un bras,
Puis un autre, et un autre : os visibles, chair, gras.
Une tête émergea, écorchée et difforme,
Logeant dans une orbite un asticot énorme,
Et puis une deuxième, à quelques pas de moi !
Je n’avais à ce jour connu pareil effroi.
Devant ces membres morts à la chair putréfiée
La foule hurla en chœur, ahurie, pétrifiée.
Ils devaient désormais être une cinquantaine
Mais notre nuit d’horreur ne commençait qu’à peine ;
Chacun se relevait de ceux qui avaient bu
À ces maudites eaux, le corps pourri et nu,
Dans un ballet de chairs et d’ossements terrible,
Et les compter serait bientôt chose impossible.
Une morte avança vers deux de ses amis
Qui, voyant à la fois horrifiés et ravis
Se mouvoir celle qu’ils avaient perdue la veille,
Firent un pas discret vers l’étrange merveille.
Leur peur était vive, leur bonheur était grand.
Elle avança encore et tendit les bras, quand
D’un seul coup, bondissant, comme saisie de rage
Elle arracha à l’un la moitié du visage,
Puis se tourna vers l’autre et lui brisa le cou,
Le fit tomber à terre, et, au sol, dans la boue,
Se mit à dévorer sa vieille connaissance.
C’est à ce moment-là que nous prîmes conscience
De la situation : il nous fallait courir !
Ils étaient affamés, ils voulaient se nourrir.
Une femme tomba à son tour sous les griffes
D’un mort ressuscité ; Elle lui mit des gifles,
Des coups de poings, de pieds, mais rien ne le stoppa,
D’un coup d’ongles, d’un seul, vivante, il l’étripa.
Il se jeta sur elle, évidant ses entrailles,
Et de ses intestins, chauds encor, fit ripaille.
Nous hurlions, nous pleurions sous l’orage, invoquant
Leurs prénoms et leurs noms, sans effet, implorant
Le destin et les dieux que quelqu’un nous entende.
Nous n’étions plus pour eux que des morceaux de viande ;
Ils ne reconnaissaient plus en nous leurs voisins,
Leurs amis, leur famille, enfants, parents, cousins…
Nous courûmes alors, saisis par la panique,
En rond, en droite ligne, en des tracés obliques.
La pluie nous détrempait, le sol était glissant,
Couvert d’os, de graisse, de tripes et de sang.
Je voyais en fuyant tomber un trop grand nombre
Des nôtres sous leurs coups, comme avalés par l’ombre,
Pour penser au combat. La fuite, un point c’est tout.
Sauver ma peau. Courir. Courir. Rester debout.
Je dévalais la pente amenant au village,
Et vis en me tournant, suivant dans mon sillage,
Des centaines d’entre eux : une immense nuée ;
Le vieux portail béni ne l’avait pas freinée.
Ils avançaient toujours, armée que rien n’arrête,
En bataillons grouillants, la mort seule à leur tête,
Comme tout droit sortis des enfers, leur nation ;
Un seul mot d’ordre : ruine et abomination ;
Et nous, masse apeurée, sans défenses, sans armes,
Désordonnée, vaincue, les yeux emplis de larmes,
Nous courions, affolés, aveugles dans la nuit ;
Eux n’étaient que fureur ; eux : le ver, nous : le fruit.
S’ils avaient été dix… Mais c’était une meute
D’au moins deux cents démons, tous affamés de meurtre.
Ils allaient, dévorant tout, et jamais repus,
De leur bouche écumant un sang noir et du pus ;
Grognant, griffant, mordant, déchirant les entrailles…
Les bras tombaient au sol, fendus de trop d’entailles,
Le sang, à grands geysers, jaillissait par les trous
Qu’à coups d’ongles, de crocs, ils creusaient dans les cous ;
Ils se jetaient sur ceux qui chutaient, pauvres âmes,
Et de doigts acérés, coupants comme des lames,
Arrachaient à mains nues des pans de chair entiers.
Nous fuyions devant nous ; derrière eux : les charniers.
L’odeur des corps ouverts qui s’ajoutait à celle
Des monstres pourrissant était pestilentielle.
D’atroces hurlements abondaient de tous bords,
On ne distinguait plus ceux des vivants, des morts,
Les cris d’horreur, les pleurs, d’une femme ou d’un homme,
D’un vieillard, d’un enfant… tous se mêlaient en somme,
Ceux des agonisants, un instant entre deux,
Mais qui iraient bientôt grossir leurs rangs à eux.
J’ai trouvé sur ma voie, par un hasard étrange,
Le portail grand ouvert d’une petite grange ;
J’ai de quoi griffonner, et comme je faiblis,
Ne sachant plus que faire, et bien… Je vous écris.
Ah… Vous vous demandez comment, ici, je rime ?
Qui est cet inconscient qui, devant la mort, frime ?
Comme je vous comprends. Si j’avais été vous,
J’aurais considéré ces écrits ceux d’un fou.
À chacun sa méthode, au temps du désespoir,
Pour faire taire en soi les hurlements d’angoisse.
À chacun sa façon d’appréhender le noir,
De refouler la peur quand vous poursuit la poisse.

Mais ils sont là…
Une centaine
À les entendre,
Et je suis las.
Rien ne les freine,
Ils vont me prendre.
Adieu, hélas !