Nécrologie d’Antoinin Blandot

Le monde du travail est impitoyable et ce n’est pas Antoinin Blandot qui nous dira le contraire, paix à son âme.

Antoinin Blandot nous a quittés. Il s’est ôté la vie mercredi dernier. Jamais plus nous n’entendrons son rire résonner dans les grandes salles des aéroports, où il se plaisait tant à imaginer les eaux azuréennes des Antilles. Jamais plus nous ne verrons son bon sourire écarter avec effort ses deux joues rebondies par les accras de morue qu’il y fourrait. Jamais plus nous ne ressentirons cette joie communicative qui nous berçait de quiétude lorsqu’il entamait l’un de ces fameux chants créoles dont il ignorait lui-même le sens. Jamais plus.

Évidemment, quand une personne se suicide, la question qui se pose immédiatement est : pourquoi ? La réponse est ici d’une triste simplicité. Bien qu’il ait noué la corde de ses mains, c’est le travail qui l’a tué. Par son geste malheureux, il n’a fait que mettre un terme à des années de pénible agonie.

Antoinin Blandot, né à Sainte-Morille-les-Ardoises où il vécut sa vie entière, avait en tête, et ce à tout moment du jour ou de la nuit, les belles et chaudes îles de la Martinique et de la Guadeloupe. C’était une véritable obsession qu’il développa très jeune, à la surprise de ses proches qui n’avaient jamais mis un seul pied hors de leur terroir. Antoinin aurait aisément troqué ses platanes pour des cocotiers, son cassoulet pour un colombo de poulet, son pastis pour un ti-ponch et ses poules pour des colibris. Tout ça sans la moindre hésitation. Si on le lui avait seulement proposé… Et c’est bien là le drame, pendant plus de quarante ans, personne ne le lui proposa. Ce n’est pas faute d’avoir provoqué la chance puisque, depuis plus de dix ans sans emploi, Antoinin ne répondait plus qu’à des offres de travail provenant des Caraïbes. En vain.

En vain, jusqu’à mercredi dernier. Dans la matinée, une petite heure avant son geste malheureux, M. Blandot recevait une appel de Fort-de-France, Martinique : il était embauché. Comme ça. Sans avoir à passer aucun entretien, juste d’après son CV. Imaginez le choc que cela dut provoquer chez lui. En une fraction de seconde, le rêve d’une vie lui sembla devenu réalité. L’enfer des engins agricoles fut évacué instantanément de son esprit et remplacé aussi sec par le doux chant des oiseaux et des autres habitants de la forêt tropicale, la pestilence du purin fut immédiatement éclipsée par les odeurs d’épices qui parfument là-bas les marchés. Il pouvait par anticipation sentir sa peau cloquer sous le feu du soleil des tropiques, le sable noir des plages volcaniques lui grattait par avance la raie des fesses, et les femmes ! Ah, les femmes créoles ! Il allait enfin savoir leur goût… Oui mais voilà, ô cruel monde de l’emploi, il s’agissait d’une offre pour un poste de concepteur de brochures touristiques en télétravail depuis son domicile.

Les obsèques auront lieu à l’église de Sainte-Morille-les-Ardoises ce samedi matin à 10h (5h à Fort-de-France).