#210 – Lyonniais #036 – Plutôt me les couper que de ne pas avoir le choix de ne pas le faire

Ce matin, alors que j’étais en train de lire l’article de Gérard-François Dumont, Japon : le dépeuplement et ses conséquences, publié en 2017, je reçois l’e-mail d’une amie qui m’y cause (non, elle ne mycose pas, lisez mieux) d’amie enceinte et me demande si j’ai déjà envisagé de me faire faire une vasectomie (car l’idée que je me reproduise fait frissonner pas mal de monde, savez-vous). Vous ne voyez pas le rapport ? Ou alors peut-être vous demandez-vous si je pense qu’en me vasectomiant (ça n’existe pas plus que le verbe mycoser, cherchez pas) je craindrais quelque part de contribuer au dépeuplement de la France et à ses conséquences ? Non, vraiment, vous me prenez pour un Eric Z. ? Sans déconner…

Eh bien non, c’est que mon inculture est si profonde qu’à chaque nouvel article que je lis, j’apprends quelque chose. La plupart du temps, même, quelque chose que tout le monde sait certainement déjà. Dans l’article cité plus haut, j’apprends donc que « le Japon vote une « loi sur l’eugénisme national » mise en œuvre en 1948. L’objectif affiché est d’empêcher la naissance d’enfants considérés comme présentant des handicaps et de protéger la vie et la santé des mères. Aussi la loi rend-elle obligatoire la stérilisation des porteurs d’un certain nombre de caractéristiques jugées négatives et l’avortement pour raison de santé ou motifs sociaux ; le nombre des stérilisations s’élève de 5 600 en 1949 à 38 000 en 1955. Quant au nombre des avortements officiellement recensés, il dépasse le million de 1953 à 1961, avec un taux rapporté aux naissances qui atteint même 71,6 % en 1957. »

Ça vous la coupe hein ? C’est le cas de le dire. La coïncidence était trop belle pour moi qui ne savait, une fois encore, pas quoi vous raconter, du pain béni, comme on dit. Eh bien oui. Depuis mes dix-huit ans, j’y pense vaguement, à la vasectomie. D’où me vient donc cette idée ? De mon incapacité à pouvoir garantir à l’enfant que je mettrais hypothétiquement au monde une vie sans souffrance, ainsi qu’au refus de penser cyniquement « de toute façon, tout le monde souffre. » Vivre m’a bien des fois été insupportable, au point qu’il n’y ait pas un seul jour qui passe sans que je ne songe à la mort (sinon à me la donner, du moins comme elle doit être apaisante quand elle vient finalement et cesse d’être une source d’anxiété permanente). Pourtant, si je devais comparer mon existence à celle de la majorité des êtres ayant vécu sur cette terre, mon parcours en ce monde apparaît comme une véritable balade à la fête foraine par un beau soir de printemps. Je me demande ce que ça doit être pour ceux et celles dont la misère est des plus totale. Parfois, donc, quand je pense à tout ça, je me dis que je préfèrerais me les couper moi-même au couteau à beurre plutôt que d’assister impuissant à la douleur de celui ou de celle à qui je n’ai pas demandé l’avis avant d’égoïstement le ou la plonger dans un enfer qu’à sa naissance je n’ai pas voulu regarder en face.

D’un autre côté, il y a des gens très heureux. Des qui ont vécu des horreurs, mais qui sont malgré tout à peu près satisfaits d’être là. Et moi-même, si aucun jour ne passe sans que l’angoisse ne vienne faire un peu d’ombre à mon bonheur, je me sens ces derniers temps plutôt bien que mal et j’ai, par le passé également, eu quelques beaux moments de fou-rires et de joie. Attention, aucun de ces beaux moments ne vient se rappeler à ma mémoire quand ça ne va pas, mais ils ont été là et continuent de se produire. Certaines relations parent-enfant sont également sources de joies intenses et de bien-être qui peuvent vous faire relativiser les tracas de l’existence, et il ne fait pas de doute que les enfants sont souvent les meilleurs remèdes à la morosité ambiante du monde des adultes.

Alors quoi faire ? Je n’ai pas fini de me poser la question. Et justement, j’ai envie d’avoir longtemps l’occasion de me la poser, donc point de vasectomie à l’ordre du jour. Étant d’un caractère à détester toute injonction ou tentative de coercition, d’où qu’elle provienne, des lois comme celle promulguée dans le Japon d’après-guerre me donneraient envie de me les arracher pour les coller au fond de la gorge de ceux qui l’ont votée. Histoire d’être bien sûr de n’imposer ce monde où règnent les raclures à aucune éventuelle descendance, et à la fois de bien leur faire comprendre ce que j’en pense, de leur autorité autoproclamée sur mon corps, ma personne, à ces décideurs-à-ma-place. Plutôt me les couper que de n’avoir pas le choix de ne pas me les couper, en somme. Mais dans ma région du monde et à mon époque… je ne peux pas me résoudre à un acte aussi définitif.

Moi qui n’aime pas l’idée des tatouages de par leur caractère permanent, vous imaginez si l’aspect définitif de la vasectomie me séduit peu. C’est qu’en dix ans, j’ai beaucoup changé. Pas tant physiquement que dans mes idées et ma façon d’être, ou par les désirs et les aspirations que je nourris. Aujourd’hui, si je ne veux pas d’enfant (et je n’en veux pas) je peux très facilement me retenir d’en avoir sans vasectomie. Même si, oui, l’amour est meilleur sans capote et sans se retirer juste avant de jouir. Mais qui sait où j’en serai dans dix, quinze ans ? Je me laisse donc le choix de pouvoir choisir jusqu’au bout, car en ce qui concerne l’avenir, je ne suis sûr de rien. En ce qui concerne le bonheur de ma voisine ou mon voisin comme des mes rejetons virtuels, je ne suis sûr de rien. En ce qui concerne le bienfondé d’avoir ou ne pas avoir d’enfant à tel ou tel âge, je ne suis sûr de rien. En ce qui concerne l’intérêt qu’il y a à vivre, je ne suis sûr de rien. Il y a bien une chose dont je suis certain cependant, c’est que je serai toujours prêt à défendre une société qui permet à chaque individu d’effectuer ses propres choix vis-à-vis de sa volonté ou non de se reproduire (comme de se donner la mort) quitte à ce qu’il se trompe et le regrette, car disposer de soi-même, c’est bien la moindre des réparations à accorder à des êtres qui n’ont jamais choisi d’être là.