#288 – Le Fantastique Japonais de Félix Régamey (3)

LE FANTASTIQUE JAPONAIS(1)

I. — (Suite)

Il était une fois un épicier peu scrupuleux nommé Aboula Akango, qui avait trouvé le moyen de s’introduire la nuit dans les temples afin d’y soutirer l’huile des lampes sacrées.

Ce procédé indélicat aida nécessairement à la prospérité de son commerce en lui permettant de vendre sa marchandise pour presque rien, à la vive satisfaction de ses clients et au grand étonnement de ses confrères.

C’est ainsi qu’admiré et envié des uns et des autres, il put jouir, sa vie durant, de la considération générale.

Les dieux ont de ces indulgences singulières ; qu’ils pardonnent ou qu’ils châtient, leurs desseins sont impénétrables. Ils ne demandèrent compte de sa conduite à l’épicier qu’après sa mort. Le caractère sacrilège de son méfait semblait exiger un plus rapide châtiment.

Aussi bien il ne perdit rien pour avoir attendu et il fut puni par où il avait péché.

Son âme (fig. XI), sous la forme d’un enfant de médiocre apparence, fut condamnée à errer, en proie à une soif inextinguible, n’ayant pour l’apaiser d’autre breuvage que l’huile des veilleuses des bourgeois endormis, et sa pénitence durera tant qu’il y aura des bourgeois qui s’éclaireront à l’huile.

Le pétrole, dont la consommation augmente tous les jours au Japon, mettra peut-être un terme au tourment d’Aboula Akango ; espérons-le pour lui.

Les trépassés, qui, dans le cours de leur existence se sont abandonnés à la paresse, en font aussi une grande consommation et se plaisent à la troubler, de façon à l’empêcher de brûler convenablement.

Cependant la lampe du dormeur n’a rien à redouter des entreprises de l’ombre du paresseux ; (fig. XII) il ne vise que celle du travailleur ; puni pour n’avoir rien fait de son vivant, il n’entend pas que les autres soient plus vertueux que lui.

Le rusé marchand d’huile, cité plus haut, pourrait bien ne pas être étranger à la naissance de cette légende — à la bonne marchandise provenant de ses vols, il devait infailliblement en mêler de mauvaises, et alors quelle réponse facile à opposer aux réclamations de ses crédules pratiques :

L’ombre du paresseux avait passé par là.

On a pu voir par les croquis précédents que les Japonais donnaient à leurs appareils d’éclairage les formes les plus variées. Parmi la multitude de leurs lanternes, rondes, oblongues, en papier, en pierre ou en bronze, l’andou est celle dont ils se servent dans l’intérieur des maisons ; c’est un meuble de première nécessité.

La lampe de celui qui est représenté à la fig. XIII, est allumée par cent petites mèches et donne lieu à un jeu de société.

Au Japon on a mille façons d’égayer les soirées — musique, ballet, chansons et festins ; il y a aussi ce qu’on appelle les soirées de dessins, où chaque invité avec plus ou moins de talent, mais toujours avec une dextérité rare, fait sur des morceaux de soie blanche de petites aquarelles, laissées en souvenir au maître de la maison.

De terrifiantes histoires de revenants, à faire dresser les cheveux sur la tête, font aussi quelquefois les frais de certaines réunions, et c’est alors qu’intervient l’andou aux cent petites mèches.

Aussitôt qu’une histoire est finie — et chacun dit la sienne — quelqu’un dans l’auditoire doit sortir et aller éteindre une des mèches de la lampe qu’on a eu soin de placer dans un endroit sombre et écarté.

Tant qu’il s’agit des premières mèches les choses se passent sans trop d’encombre, mais malheur à ceux qui ont à éteindre les dernières ; ils se trouveront en présence du spectre qui apparaît quand la lampe va s’éteindre (fig. XIII) ils verront ses cornes et ses yeux sanglants dans une face verte au rictus excessif, encadrée de l’épaisse chevelure qui tombe droite et lui fait comme un grand linceul noir.

Ne voilà-t-il pas une singulière distraction, et pourquoi ajouter à des récits déjà suffisamment effrayants cette évocation plus effrayante encore ?

La vérité est que les bons Japonais ne s’émeuvent pas de ces sortes de choses plus qu’il ne convient. Au fond il ne sont pas si crédules qu’ils en ont l’air et pour eux, tout est matière à sport et à amusements ; ce sont de grands enfants naïfs et madrés tout à la fois, et comme les enfants, ils ne dédaignent pas de se faire un jeu de l’effroi provoqué d’une manière factice.

Ce ne sont pas non plus des esprits forts ; à trop jouer avec le feu on arrive à se brûler, à trop s’occuper du diable on finit par y croire un peu ; et c’est comme lorsqu’on parle du loup…

Il résulte de cela que les paysans de là-bas n’ont rien à envier aux nôtres sous les rapport des croyances qui engendrent la terreur.

Cependant si vous interrogiez l’un d’eux sur Osakabé (fig. XIV), le démon des ruines et des vieux châteaux inhabités, il vous répondra par un hochement de tête énigmatique et plein de promesses… qui ne se réalisent jamais. Sur ce chapitre il pourra rendre des points au plus prudent des Normands, tellement ses dires manqueront de précision ; Toyo Foussa lui-même, pour se procurer les renseignements nécessaires à l’exécution du portrait de ce démon, a dû avoir bien du mal.

Il nous le présente sous les traits d’une grande vieille en costume de cour, sa puissante mâchoire est armée de crocs aigus, ses cheveux sont gris. Elle se tient cachée, accroupie derrière un store qu’elle soulève et des chauves-souris voltigent autour de son visage inquiétant.

L’aspect de ces ruines n’a généralement rien d’imposant ni rien qui approche de l’effet grandiose produit par les hautes tours démantelées et les écroulements cyclopéens de notre moyen-âge.

Les boiseries sont vite pourries et les cloisons en papier, abandonnées aux caprices de la pluie et du vent, ne tardent pas à se crevasser et à tomber en lambeaux. Alors, quand vient l’heure crépusculaire, le passant égaré prête un regard à ces débris et n’a rien de plus pressé que de s’y soustraire en prenant la fuite. On a beau avoir la conscience en repos, un mur qui regarde, cela n’a rien de bien rassurant.

Mais que pensera en pareille occurrence, celui dont le crime est resté impuni ? Pour lui, les yeux se multiplieront ; où il y en a un, il en verra cent, et rentré chez lui grelottant, rongé par le remords, il reconnaîtra le fantôme de sa victime dans l’ombre que feront sur sa cloison transparente, les branches se balançant au clair de lune.

C’est le sujet du dessin qui termine cette série des génies de la maison (fig. XV).

(A suivre)

Félix Régamey.

(1) Voir les numéros de mars. et avril..


NOTES ET COMMENTAIRES

  • Aboula Akango : Abura-akago (油赤子)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Abura-akago (油赤子) », Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼), 1779.
  • fig. XII : Himamushi nyūdō (火間虫入道 ou 火間蟲入道)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕).  » Himamushi nyūdō (火間蟲入道) », Konjaku hyakki shūi (今昔百鬼拾遺), 1781.
  • Andou : andon (行灯), lampion japonais
  • Réunions où l’on se raconte de terrifiantes histoires de revenants : Hyakumonogatari Kaidankai (百物語怪談会) qui traduit littéralement donne : « rassemblement de cent contes fantastiques »
  • le spectre qui apparaît quand la lampe va s’éteindre : Aoandon (青行燈) ou « lampion bleu ».
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕).  » Aoandon (青行灯) », Konjaku hyakki shūi (今昔百鬼拾遺), 1781.
  • Osakabé : Osakabe-hime (長壁姫). Régamey l’a décrite comme le démon des ruines et des vieux châteaux en général, ce qui est assez curieux car d’ordinaire son histoire est très spécifiquement liée au château de Himeji (姫路城).
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Osakabe (長壁) » Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼), 1779.
  • fig. XV : Kage-onna (影女), apparition sous forme de l’ombre projetée d’une femme sur les murs des maisons japonaise.
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Kage-onna (影女) », Konjaku hyakki shūi (今昔百鬼拾遺), 1781.

Pour voir l’intégralité du contenu lié au Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des Traditions Populaires, consultez le dossier (Régamey file / 一件書類).