#290 – Le Fantastique Japonais de Félix Régamey (5)

LE FANTASTIQUE JAPONAIS

II
le feu (Suite).

Ecoutez la touchante histoire de la pauvre petite servante aux mains de beurre — ainsi dit-on de celles qui laissent tout tomber — histoire bien souvent racontée au Japon, où elle est populaire sous le titre de Bentio Sara Yaski.

Un jour qu’elle lavait la vaisselle, la petite servante eut le malheur de casser une des dix assiettes dont se composait un service très précieux et de grand prix.

La colère du maître fut terrible et, de désespoir, la fille alla se jeter, la tête la première, dans un puits qui, dès lors, ne peut manquer d’être hanté.

Une lueur livide, de sourds gémissements répandent chaque nuit l’épouvante dans le voisinage. Ces rumeurs annoncent la présence du fantôme, qui se dresse, apparition sinistre, au-dessus de la margelle (fig. 19). De sa bouche s’échappe une longue flamme qui tient en suspension des assiettes semblables à celles du service dépareillé ; elles surgissent une à une, et, à mesure, le spectre en fait le compte… trois, quatre, cinq, six… jusqu’à neuf, chiffre qui n’est jamais dépassé, et où la voix s’arrête et se brise dans un sanglot.

Ainsi la malheureuse compte et gémit jusqu’au jour.

Toute cette fantasmagorie est venue s’ajouter à un fait divers authentique que l’imagination des bonnes gens s’est plu à embellir et à surnaturaliser.

Autre histoire fantastique où la curiosité est sévèrement punie.

C’est la nuit… la maison est bien close… une mère veille auprès de son enfant endormi. Un bruit insolite, venant du dehors, et semblable au roulement d’une lourde charrette, lui fait dresser l’oreille, et l’attire. Par la fenêtre entrebâillée elle voit passer dans un tourbillon de feu un véhicule des plus extraordinaires : (fig. 20) une roue, un timon sur lequel est à demi couchée une femme à l’opulente chevelure, dont les chairs nues sont léchées par les flammes.

Eblouïe et terrifiée par ce spectacle qui n’a duré que quelques secondes, la mère a refermé son volet. Elle s’aperçoit alors que son enfant n’est plus là… il a disparu !…

Une nuit horrible, une journée plus horrible encore, s’écoulant lentement ; le soir venu l’infortunée frémit en se retrouvant seule avec sa douleur.

« Ma curiosité était-elle donc si coupable ? s’écrie-t-elle ; mais mon fils, lui, est innocent ! Pourquoi le punir, justes dieux !… pourquoi le priver de sa mère ?…

Ainsi s’exhale sa douleur en des vers, assez bien tournés sans doute, puisque sa plainte est entendue et qu’une voix lui répond :

« Ton enfant te sera rendu ; mais que cela te serve de leçon ; sois moins curieuse à l’avenir… »

Et subitement l’enfant se retrouve dans ses bras.

Ceci nous prouve qu’au Japon les dieux ne sont pas inexorables, non plus que dédaigneux de poésie.

(A suivre)

Félix Régamey.

(1) Voir le t. III, p. 141, 189, 257, 576.


NOTES ET COMMENTAIRES

  • Bentio Sara Yaski : Banchō Sarayashiki (番町皿屋敷)
  • fig. 19 : Sarakazoe (皿数え)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Sarakazoe (皿数え) »,Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼), 1779.
  • fig. 20 : Katawaguruma (片輪車)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Katawaguruma (片輪車) », Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼), 1779.

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