#321 – Colin prend sa baffe

Combien de fois devrais-je vous le répéter ? Je suis un être d’inconséquence. Ce n’est pas parce que je vous ai dit hier que nous aborderions un nouveau sujet que je m’y tiens aujourd’hui.

Hier, donc, dès la publication de l’article, je reprenais mes recherches sur ce fameux air, et fouillais du côté de la plus vieille source citée sur divers sites. Laquelle est-elle ? Colin prend sa hotte. L’article dit que l’air de cette chanson-là ressemble étrangement à l’air qui nous intéresse, et qu’il fut publié en 1719 par Christophe Ballard.

Pour ma part, je l’ai trouvé dans un livre publié par Christophe Ballard, en effet, mais en 1704 : Brunetes ou petits airs tendres, avec les doubles, et la basse-continue, meslées de chansons a danser. Recüeillies & mises en ordre par Christophe Ballard, seul Imprimeur de Musique, & Noteur de la Chapelle du Roy. Tome second.

Il m’est impossible de résister à écrire ces titres en entiers, c’est comme ça. Vous pouvez retrouver ce livre numérisé sur le site de la bnf ici.

Mais qu’est-ce qui m’a poussé à revenir sur ma parole et vouloir vous le partager aujourd’hui ? D’une le fait qu’il s’agisse encore d’un gougeât qui interagit avec une femme, thème qui à l’air de coller de près à cet air, et de deux le fait que je ne savais absolument pas quoi vous raconter aujourd’hui.

Voilà donc à quoi ressemble cet air de Colin prend sa hotte :

et ce que ça donne une fois joué :

Avec un super son de synthé pourri, j’avais rien d’autre sous la main.

Mais, évidemment, ce sont les paroles qui m’ont intriguées, car on peut y voir un Colin se croyant tout permis, et une Godon ne se laissant pas faire, qui nous rappelle que même avant 1700 le consentement n’était pas une notion purement décorative.

Colin prend ſa hotte,

Et ſon hoqueton :

S’en eſt allé voir

La belle Godon,

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

S’en eſt allé voir

La belle Godon,

La trouva dormant,

Auprés d’un buiſſon

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

La trouva dormant,

Auprés d’un buiſſon

Il s’approche d’elle

Luy prit le menton,

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

Il s’approche d’elle

Luy prit le menton,

La Fille s’éveille,

L’appella Fripon,

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

La Fille s’éveille,

L’appella Fripon,

J’iray en Juſtice,

J’en auray raiſon,

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

J’iray en juſtice,

J’en auray raiſon,

Pardonnez la Belle,

A ma paſſion,

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

Pardonnez la Belle,

A ma paſſion,

La faute en eſt faite,

N’y a point de pardon,

Bon, Haut le pied, Fillette,

Ma Mer’ vend du ſon.

Voilà. C’est pas joli joli.

Vous vous demandez sans doute ce que peut bien vouloir dire « haut le pied, fillette, ma mère vend du son ». Moi aussi. D’après mes recherches, le sens le plus probable en est : « Godon, dépêchons nous de baiser, ma mère est partie au travail ». Mais mère au travail ou pas, il me semble être clair que Godon n’est pas super chaude. Et non, c’est non.

Quant à l’air et à la structure, c’est vrai qu’il y a quelque chose de Kradoutja. Cela dit, c’est tout de même une mélodie très basique, je ne mettrais donc pas ma main à couper que les deux airs soient reliés.


Police d’écriture utilisée pour la reproduction du texte ancien : IM FELL DW Pica. The Fell Types are digitally reproduced by Igino Marini. www.iginomarini.com

#320 – Comment en est-on arrivé là ?

Dans la cour de l’école primaire, mes camarades chantaient une drôle de chanson. Une drôle de chanson fort raciste. C’était le début des années 90, nous étions dans le sud de la France, quasiment les pieds dans l’eau de la Méditerranée, et voilà ce que disaient les paroles :

Je m’appelle Moustapha, et j’habite au sahara,

Je joue du tam-tam sur le cul de ma bonne femme,

Elle me dit : « salaud », alors je sors mon grand couteau,

Elle me dit : « assassin », je lui coupe les deux seins.

Délicieux n’est-ce pas ? On a tous envie de voir son enfant de six ans rentrer à la maison cette gerbante chanson aux lèvres. Mais c’était comme ça, les cours d’école, à mon époque.

Et sur quel air chantaient-ils ça les enfants ? C’est plus compliqué. Disons qu’en France, on dira le plus souvent qu’il s’agit de l’air de « Travadja la moukère », qualifiée de chanson de pieds-noirs, ou de chanson des soldats français en Algérie. Connue, selon les sources, depuis au moins 1910 ou 1940. Belle fourchette. On verra un peu plus loin que cet air est en réalité bien plus ancien.

Voici un court extrait de l’interprétation qu’en fait Mohammed ben Abd-el-Kader :

Extrait de Travadja la moukere par Mohammed ben Abd-el-Kader

Comment en est-on arrivé là ? C’est la question que je me suis posé depuis l’enfance, sans jamais vraiment faire de recherche à ce sujet. Depuis, précisément, que mes parents m’ont offert la cassette vidéo de L’Étrange Noël de monsieur Jack de Tim Burton, qui s’ouvrait sur le court métrage Vincent, du même réalisateur.

Quelle était la bande originale de ce court métrage ?

Extrait de la B.O. de Vincent de Tim Burton, composée par Ken Hilton

Comment. Comment ? COMMENT ??

C’était impossible à comprendre pour mon cerveau d’enfant. Tim Burton avait-il été élève dans mon école ? Chantait-il « Moustapha » sans comprendre la portée des paroles même si ses parents faisaient les gros yeux ? Un vrai mystère.

Bon, clarifions. Il semblerait qu’il s’agisse en réalité d’un air traditionnel Algérien nommé Kradoutja, connu en France depuis le XVIIe siècle. Enfin, c’est ce qu’on dit. Personne n’a retrouvé de partitions en attestant. On trouve par contre des partitions d’airs similaires depuis le XIXe siècle (voire XVIIIe).

Mais comment cet air s’est il retrouvé dans un film de Tim Burton ? Il semblerait qu’il ait été popularisé aux États-Unis par la chanson The Streets of Cairo de James Thornton, publiée en 1895. Depuis, dans l’inconscient collectif américain, cet air est lié à la danse du ventre et aux charmeurs de serpents.

Et les charmeurs de serpents, comment charment-ils les serpents ? En leur jouant de la flute. Et que fait le petit Vincent au début de Vincent ? Il joue de la flûte.

Voilà. Maintenant je sais, et vous savez aussi.

Bon, j’ai rédigé cet article en une heure. Et je me suis bien rendu compte en commençant à me documenter qu’il s’agissait là d’un très gros morceau d’archéologie musicale et folklorique. Je m’engage donc à préparer un petit dossier bien roboratif au sujet de cet air, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Laissez-moi du temps.

Je tiens tout de même à vous dire que selon Ethan Hein, aux États-Unis aussi, les enfants, et les adultes, mettent des paroles sur cet air, et voilà ce que cela peut donner :

Ethan Hein cite lui-même le livre Beethoven’s Anvil de William Benzon

Mais ce n’est pas tout ! Wikipédia nous dit : « Alternate titles for children’s songs using this melody include « The Girls in France » and « The Southern Part of France » » ou encore « They Don’t Wear Pants in the Southern Part of France. »

Et voici deux versions des paroles de ces chansons, toujours données sur wikipédia :

There’s a place in France

Where the ladies wear no pants

But the men don’t care

’cause they don’t wear underwear.

ou

There’s a place in France

Where the naked ladies dance

There’s a hole in the wall

Where the boys can see it all

Cavanna disait quelque chose du genre les Français sont pour les Américains ce que les Italiens sont pour les Français, et ce que les Arabes sont pour les Italiens. C’était pas la phrase exacte, c’était peut-être même pas ça du tout. Mais ça illustre bien ce retournement de situation. On remarquera que, dans tous les cas, de Moustapha aux Martiennes, c’est la femme qui est nue, qu’on reluque, qui est l’objet de fascination ou sur laquelle on tape. Pas bravo.

Allez, un petit dossier sur cet air de musique qui traverse les époques dès que j’en ai le temps, et demain un article certainement sans aucun lien.

Bises